Paysages de visages
Naguère, ce fut la totalité du corps. Puis vinrent les visages. “On se rencontre par le visage“ dit celui qui vient d’une sombre matière qu’il éveille à la vie, quand il fait surgir de l’ombre la
face humaine, et qu’il ose bousculer la lumière. Et l’étendue s’éblouit.
Chez Robert Lerivrain, sculpteur intemporel, un visage-univers fait présence prodigieuse. Présence d’art rustique et rugueuse, quasi médiévale, ensorcelée, avec une possible fine passerelle vers
les cultures singulières et premières. Saveurs plurielles et magiciennes. Souveraine théâtralité.
Le paysage infini de la tête humaine hante toute l’œuvre sculpté de Robert Lerivrain, du sourire goguenard jusqu’aux tourments secrets du dedans. Un être en foule habite tous les miroirs. Un être
innombrable, en obsédante et pure vie faciale, fait exploser toutes les apparences de Narcisse. Et l’œil s’écarquille vers l’ailleurs. Vers l’énigme inouïe de l’existence. Scénographie déroutante
et jubilatoire, dans la puissance du détail accentué où chaque saisissant relief a son mot à dire.
Le souvenir aigu de gargouilles fantasmées et la beauté intrusive des tympans romans constituent l’arrière-plan des créations-créatures de Robert Lerivrain, tandis que les ombres d’un Beckett
rustique, ou celles d’un Ionesco archaïque, se projettent subtilement. L’art universel des masques incante toute l’œuvre. Sous une face d’apparat couve une autre face… Sidérante aventure de têtes
qui sans fin prolifèrent, s’avancent à vif, et bousculent l’espace avec fièvre, envoûtement, et déraison jubilatoire.
Le sarcasme est proche, le grotesque également, et l’ironie latente. La tendresse n’est jamais loin. Stupéfaites d’exister loin des fragiles surfaces de la modernité, ces secouantes sculptures se
moquent à sauts et à gambades de l’ordinaire figuration. La truculence peut croître et oxygéner le mental. Des formes d’éparpillement aigu embrassent et embrasent l’humanité partagée de ce
sculpteur généreux.
Au décor fatigué de l’absence éternelle s’oppose l’âpre surgissement d’êtres saisis à l’état brut, en plein vertige visuel. Visages d’hier et de demain. Sculpture de terre humaine.
Christian Noorbergen